Quelques réflexions sur la protection des orchidées de France

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David Lafarge

Il est maintenant bien établi que certaines espèces d'orchidées subissent en France une régression sensible qui s'accentue d'année en année. Il n'est besoin, pour s'en convaincre, que de consulter les flores anciennes qui répertoriaient des stations aujourd'hui disparues. On peut alors se demander quelles sont les causes de ce phénomène, s'il présente un danger réel pour notre flore et quels sont les moyens d'y porter remède.

Certaines causes de cette régression sont évidentes et d'autres n'apparaissent qu'après une analyse plus complète. Le tableau 1, adapté de KUNKELE (1972) consigne les principales de ces causes. Toutes n'ont certes pas la même importance ni la même influence sur l'avenir des stations d'orchidées ; il est bien certain, par exemple, que l'urbanisation est une cause radicale qui entraîne une disparition définitive de toute végétation. D'autres facteurs sont inéluctables et il est sans intérêt de rechercher quelle influence nous pourrions avoir : ce sont les variations naturelles et certaines modifications du paysage découlant d'aménagements généraux.

Cette situation nous conduit à nous demander quel est le danger réel que court notre flore orchidéenne, et ce qu'il faut entendre par "protection de la nature". Pour un esprit tant soit peu équilibré, il semble vain et même quelque peu ridicule de vouloir faire passer la conservation de telle ou telle station avant l'intérêt général, lorsque celui-ci est pleinement justifié : c'est le cas de la restauration du réseau routier, de la construction d'un barrage hydroélectrique, etc. et personnellement Je ne puis suivre les nostalgiques des siècles passés, il convient de rester objectif et réaliste et de se souvenir de cette pensée de CONDORCET : "Le mot Nature est un de ces mots dont on se sert d'autant plus souvent que ceux qui les entendent ou les prononcent y attachent plus rarement une idée précise".

Et pour expliquer ce qu'à mon sens il faut entendra par Nature, permettez-moi de citer un biologiste contemporain, René DUBOS : "Je choquerai sans doute beaucoup de gens en affirmant qu'il y a 10 000 ans que l'homme ne vit plus dans la nature. C'est pourtant la vérité. En Europe il n'existe plus aucune partie du continent qui n'ait été modelée. Jusqu'à l'âge néolithique, toute l'Europe était couverte de forêts, comme les États-Unis et une grande partie de l'Asie. Mais, dès que l'homme pénètre quelque part, il élimine la forêt. Nous ne cultivons aucune plante qui pousse en forêt mais des plantes qui demandent le soleil. Cela prouve que dès le moment où l'humanité s'organise en société, elle détruit la forêt et crée une écologie entièrement nouvelle. C'est en ce sens que je soutiens que l'homme ne vit jamais dans la nature mais dans un milieu qui a été humanisé et complètement transformé : une nature dont il a enrichi la diversité écologique — et c'est à ce prix qu'il a pu exister". Voici donc la notion de milieu placée dans son contexte véritable et ceci nous amène donc à éliminer de façon définitive toute action contre les pratiques culturales et les processus d'humanisation du territoire.

Nous pouvons d'ailleurs noter au passage que les causes derégression dues à ces pratiques peuvent devenir des facteurs de progressions pour d'autres espèces d'orchidées : par exemple, l'assèchement des marécages et le drainage peuvent favoriser l'apparition d'espèces, plus nombreuses, aimant les sols plus légers et plus secs, et vice versa.
On peut enfin remarquer que, par essence, la flore est évolutive ; par le jeu naturel de l'évolution, des espèces se créent et d'autres disparaissent. En fait, si l'on peut craindre à court terme pour l'avenir global de nos orchidées, cette appréhension doit être insérée dans le contexte du processus hyperbolique de l'humanisation de la planète sur lequel nous ne pouvons avoir, nous orchidophilles, aucune action.

Dans cette optique, nous nous trouvons quelque peu désarmés et la tentation est grande de passer dans le camp des nombreux tireurs de sonnettes d'alarme, en se retirant ainsi dans la position la plus confortable pour un total laisser-faire. Il nous semble toutefois que nous pouvons et que nous devons lutter pour sauvegarder la petite parcelle de possibilités qui nous reste pour protéger les espèces qui nous intéressent : étant des hommes, il nous faut donc lutter contre les hommes et si te combat est inégal, il n'est pas perdu d'avance.

Il existe tout d'abord un point particulier sur lequel nous pouvons avoir une action : c'est celui qui a trait à la destruction directe
par l'homme, c'est-à-dire la cueillette et l'arrachage des plantes. Ce n'est un secret pour personne que les espèces les plus jolies sont cueillies pour la confection de bouquets champêtres, voire même pour la vente directe. Parmi elles, le Céphalanthère rouge, le Cypripède, les Dactylorhizas, les Orchis, selon les saisons, font l'objet de cueillettes, notamment dans les régions alpines, soit par des touristes inconscients soit de façon volontaire par certains hôteliers soucieux de décorer leur établissement à peu de frais. Dans le sud-ouest, Cephalanthera alba est parfois vendu sous le nom de faux muguet. Fort heureusement les Ophrys sont généralement trop petits pour intéresser les saccageurs. Il faut dire, pour être honnête, que la cueillette des seules hampes florales n'a pas toujours un caractère de destruction radicale, lorsqu'elle est faite avec discernement dans une station suffisamment abondante. Il existe, hélas, une forme plus sournoise de déprédation, qui est celle des botanistes, soucieux d'enrichir leur herbier personnel ou faire des échanges avec d'autres spécialistes. Je veux espérer que les cas déplorables signalés dans la littérature sont maintenant assez rares, surtout depuis que la photographie permet de fixer à jamais l'image de l'espèce découverte. Il faut faire remarquer à celui qui succombent à la tentation de déterrer les plantes pour établir une collection qu'ils sont de véritables apprentis-sorciers qui détruisent l'objet de leur passion.

A ce stade on peut se demander de quels moyens les protecteurs de la nature disposent pour éviter ces destructions. Il s'agit en fait de provoquer une prise de conscience individuelle du danger de cet acte irréfléchi, en insistant sur son côté irrémédiable et sur le fait qu'il privera les générations futures de cette découverte qui constitue le véritable plaisir de l'amoureux de la nature. Pour cela tous les moyens audio-visuels d'éducation dont nous disposons doivent être utilisés, que ce soient les affiches et posters, les brochures, tracts et pamphlets, les émissions de radio et de télévision ... en gardant à l'esprit que l'éducation est plus profitable chez les jeunes générations car elles est stockée dans la mémoire et elle devient partie d'un mode de vie à transmettre.
Il faut également mentionner qu'à l'échelon collectif, il est important de donner à cette nouvelle psychologie un caractère formel, donc législatif, afin de prévoir les moyens de contrôle et de répression nécessaires. A ce titre, il est évident que la protection des orchidées entre dans le cadre général de la protection de la nature toute entière, telle qu'elle est légalement considérée à l'heure actuelle. Il est en particulier nécessaire que certaines orchidées figurent parmi les espèces végétales à protéger. De même on peut remarquer qu'une place plus grande doit être donnée à la protection de la flore dans les réserves et parcs nationaux, soit de façon générale, soit de façon plus ponctuelle. Il est urgent que certaines stations particulièrement rares soient prises en charge par un organisme d’État, qui décréterait leur territoire comme « réserve scientifique » d'où seraient exclus tout touriste et où seuls les scientifiques ou les chercheurs très compétents auraient accès.

Cette solution est loin d'être irréalisable puisqu'elle est déjà pratiquée en France et dans d'autres pays, pour d'autres matériels vivants. Une solution particulière vient Immédiatement à l'esprit : c'est la protection par la culture, soit qu'il s'agisse d'une véritable reproduction à partir de la graine, comme pour la plupart des fleurs horticoles, soit par transplantation. La reproduction à partir de la graine se heurte à une difficulté majeure qui est celle de la culture en milieu nutritif stérile. Ce mode de propagation ne peut être effectué que par des laboratoires spécialisés et compte tenu du caractère peu commercial de la plupart des espèces françaises, on imagine mai que cette méthode puisse être développée, sauf pour un nombre restreint d'espèces, à condition qu'elles soient susceptibles de recevoir une amélioration génétique qui les rende horticoles.

La transplantation directe est certes la voie qui, à première vue, semble la plus simple et la plus efficace. Elle représente toutefois deux dangers qu'il est important de bien faire ressortir. Elle conduit en effet à la raréfaction supplémentaire des stations d'orchidées rares ou peu abondantes : il est tentant pour l'amateur ou le professionnel (horticulteur, jardinier amateur, directeur de jardin botanique, de jardin municipal) de confectionner des assemblages bien ordonnés, donc de prélever chaque année un grand nombre de plantes ou de bulbes, encourageant ainsi la disparition que l'on prétend limiter.

Le deuxième danger est celui de la disparition progressive des orchidées en culture : il n'est pas besoin de dire que leur conservation est très délicate, et sauf cas particuliers, une plante transplantée ne survit que quelques années, le plus souvent sans avoir le temps de provoquer l'installation d'une station secondaire, qui, par son caractère désordonné va d'ailleurs a contrario de l'idée organisatrice du jardinier. Il faut ici remarquer que les orchidées les plus rares se trouvent en France dans un environnement particulier (tourbières, marais, etc.), Ou à la limite septentrionale de leur biotope (Ophrys tenthredinifera, O. speculum, etc.) et que, par conséquent la difficulté de reproduction devient trop aléatoire pour être recommandée.

Il ne nous semble néanmoins pas opportun de condamner définitivement cette voie, car elle représente une possibilité à long terme qui peut devenir intéressant, dans la perspective d'une amélioration des pratiques culturales et nous devons tenir compte de la subtilité et de l'imagination des jardiniers amateurs, en recommandant que celles-ci s'exercent à l'heure actuelle sur des espèces abondantes. D'ailleurs la prétention de chaque individu raisonnable à vouloir regarder, connaître, cultiver et reproduire, voire effectuer des recherches scientifiques avec une orchidée française paraît non seulement légitime mais encore profitable.

En conclusion, nous avons groupé, dans le tableau 2, les mesures de protection que l'on peut imaginer dans le cadre étroit de l'action possible sans nuire à l'intérêt général. C'est un truisme de dire que les individus et même les associations sont désarmés devant la tâche à accomplir et ce n'est qu'en réalisant des groupements à l'échelon national qu'une action directe et efficace est possible, à condition de rester pragmatique sans tomber dans la contestation confortable qui évite de s'engager. Il faut également se garder de se considérer personnellement comme un élu ayant seul droit au plaisir de la découverte et il paraît conforme à l'éthique de mettre à la disposition de toutes les richesses du patrimoine. Il y a donc un équilibre difficile à trouver entre deux positions contradictoires qui sont bien fondamentales de l'esprit humain.

Tableau 1 - Causes de la régression des orchidées françaises

I - Régression par les variations naturelles de l'environnement

  1. fluctuations climatiques et surtout microclimatiques
  2. succession naturelle des types de végétation

Il - Régression conditionnée par l'homme

1 - action directe sur la végétation

  • cueillette des fleurs, prélèvement des plantes
  • utilisation des herbicides en agriculture
  • concurrence d'espèces introduites (Robinier)
  • introduction d'espèces animales (lapins, cervidés)
  • dommages mécaniques-piétinement (lieux publics)

2 - Influence indirecte sur la flore

  • destruction des insectes pollinisateurs (insecticides)

3 - modifications de l'environnement

  • aménagement des eaux : abaissement de la nappe phréatique, assèchement des marais, tourbières, drainage, irrigation ou à l'inverse : abandon de l'irrigation, obstruction des rigoles et des canaux, etc.
  • facteurs chimiques : fumure, pollution des eaux de surface, empoisonnement de l'air, eutrophisation
  • pratiques culturales : en forêt : déboisement, changement d'essences, de type d'exploitation. Incendies dans les landes et prairies : abandon du fauchage, défrichage, mise en culture, retour au pâturage, transformation en forêt, exploitation intensive des prairies, stabulation libre dans les champs : remembrement, abandon de vieilles pratiques culturales (oliveraies, vignobles, etc.)
  • destruction totale du paysage : travaux de déblai et remblai, aménagement du réseau routier, constructions immobilières, exploitation de carrières, dépôts d'ordures et décharges publiques.

Tableau 2 - Moyen de protection des orchidées

I - A l'échelon national

1 - mesures générales

  • établissement d'une charte de la nature
  • création de réserves scientifiques
  • mesures d'éducation collectives (écoles-mass-media)

2 - mesures particulières

  • décrets de protection spécifique
  • interdiction de la vente
  • limitation de la cueillette (affiches, panneaux, etc.)

II - A l'échelon de la Société Française d'Orchidophilie

1 - actions générales

  • établissement d'un fichier des stations menacées
  • publication d'articles et brochures sur la protection
  • projections (écoles, lycées, expositions, etc.)

2 - actions envers les pouvoirs publics

  • actions concertées avec les Sociétés de Protection de la Nature
  • actions ponctuelles pour sauvegarder une station particulière (collectivités locales, préfets, etc.)

3 - actions particulières

  • achats de terrains menacés, barrières de protection, etc.
  • éducation directe ou collective [réunions, projections)
  • excursions, conseils personnels, etc.

III - A l'échelon de l'orchidophile

  1. restriction personnelle de la cueillette et du prélèvement
  2. essais de culture en jardin (uniquement avec les espèces abondantes)
  3. action directe sur la reproduction (fécondation artificielle)

BIBLIOGRAPHIE

  • CONDORCET, A.N. - Phytoma. 244, 1, 33 (1973).
  • DUBOS, R. - Sciences et Vie, 660. 9. 80 (1972).
  • KUNKELE, S. • Die Orchidée, 23, 4, 147 (1972).
  • L'ORCHIDOPHILE 257

 

Article publié par Pierre Jacquet dans L'Orchidophile n° 13

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